Article paru dans Vous et votre Santé n°1, mai 2012
Une mystérieuse disparition
L’homme qui hante mon bureau ressemble à Papillon (le bagnard) et à Pierre Michon (l’écrivain). C’est un dur, attachant, intelligent, en alerte. Il a l’art de façonner n’importe quel objet mais quand l’objet est soi-même, cela se complique… Le goût de la bagarre qu’il avait jeune s’est transformé en goût de la joute verbale, humour et vivacité d’esprit. Ce qui l’amène est un problème d’alcool. À sa mesure : strong.
L’alcool a causé la perte de son père, d’oncles, de frères, des suicides en série. Après moins d’un an et demi d’analyse, à raison d’une fois par mois pour la deuxième année, le progrès est considérable. Mais assécher le mal est plus difficile à mesure que l’on approche d’une résolution qui comme l’horizon est repoussée même s’il ne boit désormais plus du tout durant les jours ouvrés. Son propre jugement est beaucoup plus impitoyable que ne pourrait être le mien sur lui et sa lucidité telle que je suspecte un nihilisme.
Stratégiquement autant qu’intuitivement l’esprit vagabonde alors dans des sentes anodines : la pluie, le beau temps, les oiseaux. Il m’apprend qu’il a voulu un temps avoir un couple de pigeons voyageurs, construit de ses mains une cage immense et gardé la femelle pour que le mâle revienne plus vite. De fil en volatile, je me souviens de l’acquisition récente d’aquariums et lui demande des nouvelles de ses poissons. Son érudition, sa connaissance de la nature m’impressionnent et j’ai à chaque fois goût à l’entendre parler. Avant je l’avais interrogé sur sa femme et ses enfants, soyons sérieux. Il prend alors un ton étrange, soucieux. Il a perdu un poisson. Sachant qu’il a des poissons rouges et connaissant leur fragilité, j’interroge :
– Un poisson rouge ?
– Non, non me dit-il, je n’ai jamais perdu un poisson rouge en trente ans.
– Ah bon, alors quel poisson avez-vous perdu ?
– J’ai deux aquariums, un d’eau froide pour les poissons rouges, et un d’eau chaude pour les exotiques. Dans ce dernier j’avais un poisson dit "nettoyeur", parce qu’il nettoie le sable, les pierres, et les montants afin que les autres puissent vivre, c’est un plecostomus. Il assainit le terrain. Mais il est arrivé quelque chose d’absolument incompréhensible. (Il fait une pause encore sous le coup de l’événement.) Le poisson nettoyeur a disparu. C’est matériellement impossible. J’ai un chat mais qui n’a jamais touché un poisson en 20 ans. J’ai fouillé tous les recoins, j’ai même inventé de petits appareils pour aller soulever les petites pierres, les petites algues, j’ai démonté tous les filtres. C’est un poisson qui ne peut pas sauter hors de son aquarium. On ne peut pas en sortir.
(À quoi rit l’homme aujourd’hui ? Pleco/stomus : plié/bouche, insiste sur le côté « suceur », érotisé, tandis qu’une homophonie le relie à « plaît costaud ». Notre rêveur a eu du succès auprès des femmes avant de se marier et a assuré comme videur bénévole en night-club tant il était craint.)
– Vous avez vraiment mené l’investigation pour toutes les causes habituelles de disparition de poisson ?
– Toutes, je n’en ai oublié aucune.
– Si ce phénomène n’est pas normal, on pourrait peut-être dire qu’il est paranormal ?
– À n’en point douter, cela ne m’est jamais arrivé, mais je suis bien obligé de me rendre à l’évidence.
(L’énigme du bocal clos renvoie à sa manière à Edgar Poe ou à Gaston Leroux !)
– Quel serait le sens de ce phénomène si on le prend comme un événement qui doit vous interroger et être signifiant, d’une manière ou d’une autre ?
– Je n’en sais rien, je ne comprends rien.
– Il a l’avantage de vous montrer que ce qui vous semble impossible est tout de même possible.
– Ça certes, je dois l’admettre.
– Alors que pensez-vous qui soit impossible pour vous-même ?
– Ah, Ah, vous la jouez finement !
– Ah bon, parce que sinon… Vous me dites « On ne peut pas en sortir ». Qu’est-ce que vous pensez vous-même par rapport à vous-même ?
– Que je ne peux pas sortir de mon problème.
– Cela a le mérite d’être clair, et ce poisson devenu voyageur par la magie d’une dématérialisation, montre que ce vous pensez non possible, est possible, ce que vous pensez insoluble ne l’est pas.
Le visage de Papillon s’éclaire.
– C’est un poisson nettoyeur. Cela signifie que je peux nettoyer le problème.
(Pourquoi un poisson, pourquoi un pleco ? Il dit du pleco qu’en grandissant il devient affreux… de même que son problème de boisson/poisson/poison ! et sans parler du poids qu’il fait subir à tous.)
– Eh bien, vous avez tout compris. On peut dire de votre poisson qu’il est soluble de même que votre problème. Vous pouvez changer.
– Mais je change, je me venge sur le pain de campagne confiture et un p’tit café au lieu d’un verre. Et avant-hier il est arrivé une chose stupéfiante.
– Oh ça m’intéresse, dites !
– Pour la première fois j’ai passé un samedi complet avec ma femme à faire les magasins – sans boire un verre, pas bouilli, pas grogné. (Ce qui frappe c’est que « faire les magasins » a pour synonyme familier « faire du lèche-vitrines », ce qui renvoie au travail du poisson nettoyeur « lèche-vitres ».) Pas un mot de trop, souriant, je me suis pas reconnu – nous sommes rentrés tard, les enfants n’en sont pas revenus, ils m’ont demandé : « Papa, comment t’as fait ? »
Soana Kristen. Psychanalyste onirocriticienne